Ce que filmer engage
à propos de Se souvenir d’une ville de Jean-Gabriel Périot

 

Deux parties clairement séparées et identifiées constituent ce film qui analyse ce que filmer en temps de guerre engage, en revenant 30 ans après sur la tragédie du siège de la ville de Sarajevo en Bosnie-Herzégovine.

Un titre : Première partie 1992-1996, et un carton : De jeunes cinéastes étudiants ou amateurs ont continué de filmer et de faire des films dons la ville assiégée de Sarajevo.

Dans sa sobriété, celte entame annonce que les images à venir qui couvrent toute la période du siège de la ville de Sarajevo par les nationalistes serbes appelleront un complément. D'emblée, elles sont placées sous le signe d'un examen.

Un montage des extraits de ces films esquisse une chronologie de la résistance au siège de la ville tel que filmé, dans la nécessité. Sa forme brute en souligne l'urgence.
Premiers bombardements: on filme d'une fenêtre l'immeuble voisin frappé par un obus. La caméra tremble. Une voix : « ne reste pas au milieu de la fenêtre ! »

Plans généraux de la ville : la fumée qui s'élève des immeubles témoigne de l'intensité des bombardements. Au son, un speaker lance un message : « nous devons être prêts à résister tous ensemble, être prêts à dire non à ceux qui attaquent Sarajevo. » Àl'image, des hommes semobilisent, prennent lesarmes pour se porter à ladéfense de la ville.

Plus loin une voix off reprend : « chaque homme a dû faire face à cette situation terrible. Résister et braver le danger a fait d'eux des héros antiques. »

Une caméra portée suit des défenseurs qui installent rapidement un lance-roquettes à l'étage d'un immeuble, tirent sur leur objectif el abandonnent aussitôt leur position en dévalant un escalier. Le tout est filmé comme dans un film d'action.

Certains films suivent les actions des combattants de l'armée de Bosnie-Herzégovine sur la ligne de front, quelques scènes de combats, des moments de détente des soldats jouant ou football.

Un jeune homme, aide volontaire à l'hôpital, raconte comment en emportant une jambe à l'incinérateur, il réalise son poids et se met à penser à l'homme qui a perdu sa jambe. Plus généralement, la vue d'un corps à terre l'interroge, la personne est-elle encore vivante ou morte ?

Un poste de garde solitaire, l'attente, le froid. Un cimetière où les tombes se serrent.

Un bus vient d'être mitraillé. Il a été atteint lors d'un arrêt pour prendre des passagers, dit le chauffeur. Gros plan sur de grandes tâches de sang ou sol, une femme essaie de protéger ses enfants, demande qu'on arrête de filmer. Une voix d'homme off: « Il faut qu'il filme ».

Des parents racontent les risques pris pour retrouver leurs enfants en franchissant la nuit à découvert la piste de l'aéroport exposée aux tirs des assaillants serbes.

Un musicien démobilisé à la suite d'une blessure chante les notes de son synthétiseur muet, faute d'électricité. Une séance de cinéma dans un abri à l'entrée dérobée aux tirs des snipers, une fête souterraine et ses danseurs appliqués, une exposition de photographies sur les destructions de la ville, le petit cercueil d'un enfant qu'on enterre : les images témoignent de la vie à tout prix malgré le siège...

Seconde partie, 30 ans plus tard.

Au-delà du récit du siège de Sarajevo filmé par ses défenseurs, le film aborde frontalement les questions que soulève toute image prise pendant un conflit. Qui a filmé, dans quelle intention, dans quelles conditions, avec quelle liberté ? Quelle est la responsabilité de celui qui filme un blessé ou un mort sur la scène d'un massacre ? Quelle est la place des victimes ? De quel droit filme-t-on ? Et ensuite quel contrôle peut-on avoir sur les images ? Filmer ou agir?  Est-ce que filmer est une autre manière de prendre les armes, de résister?

Le film de Jean-Gabriel Périot se risque à donner des réponses, et c’est ce qui le rend passionnant pour quiconque s'interroge sur le statut du flot d'images de guerre et de catastrophes qui se déversent sur le spectateur, téléspectateur ou internaute contemporain. Il propose une exploration du geste de filmer, retournant en quelque sorte la caméra sur celui qui la tient.

Cet exercice d'élucidation repose sur des entretiens avec les auteurs des images qui ont constitué la première partie. Ils sont filmés trente ans plus tard. Le film cite et reprend habilement à son compte le récit des cinéastes confrontés au moyen d'une tablette à des extraits de leurs films. Jean-Gabriel Périot prend d'ailleurs soin de nous montrer le dispositif qui lui permet de recueillir leurs réactions sur les lieux mêmes de leurs anciens tournages, au moyen d'une deuxième caméra, souvent en plan large.

Le contraste est saisissant entre les conditions de ce tournage paisible, dans une ville en apparence apaisée, au milieu d'une nature qui a effacé les traces des souffrances, avec toute une équipe autour de la caméra pour enregistrer ces témoignages en 2022, el la frugalité des conditions des tournages pendant le Siège.

Cet écart rend plus violent le choc de la confrontation avec les extraits de leurs films pour les auteurs des images qui les avaient pour la plupart volontairement enfouies dans leur mémoire. La puissance du film réside pour beaucoup dans le choix de jeunes réalisateurs qui n'étaient pas préparés à affronter la violence et la dureté des situations qu'ils ont été amenés à vivre et à filmer.

Le temps a passé sur les corps aussi. Il s'agit maintenant pour ces hommes dans la force de l'âge de se reconnaître dans le jeune homme que les images leur montrent parfois. La distance peul être prise avec humour, mais on sent courir l'émotion contenue devant cette preuve cruelle de la morsure du temps.

S'engageant dans l'armée de Bosnie-Herzégovine ou, à d'autres moments, de leur propre initiative avec leur matériel (ou une caméra obtenue en échange d'un kilo de sucre), ils avaient perdu l'insouciance de leurs études de cinéma pour documenter les actions militaires ou les conditions de survie des habitants pendant le Siège.

Filmer pour l'armée pouvait être difficile, mais on savait pourquoi on était là, dit l'un.

Certains se posaient des questions de cinéma, sur les cadres, les positions de la caméra alors que d'autres ont été pris par la nécessité de l'instant de témoigner avant tout, de filmer comme un acte de résistance en soi. Certains films étaient nécessairement des reconstitutions d'épisodes des combats mis en scène pour les besoins de la communication de l'armée.

Pour éviter que l'authenticité de ses images puissent être contestées l'un d'eux s'était attaché à documenter sa propre expérience, ses propres émotions, au-delà de l'information. Il en revendique la réalisation brutale qui correspondait pour lui à l'époque.

Le film de Jean-Gabriel Périot dit avec beaucoup de délicatesse ce que filmer fait à celui qui filme.

Car le retour sur leurs films est souvent douloureux pour les réalisateurs. Il fait ressurgir des images qu'on avait cherché à oublier. L'odeur de la poudre me revient en revoyant ces images, dit l'un d'entre eux. J'ai essayé d'enfouir tellement de choses, c'est peut-être un autre moi-même qui parle à ma place maintenant.

Revient ainsi le souvenir pour un jeune réalisateur de la crainte qui le taraudait de filmer des hommes qui allaient peut-être mourir pendant le tournage et de sa volonté de filmer leurs visages en gros plan pour en conserver l'humanité. L'armée n'avait pas voulu diffuser ce genre d'images.

C'est le chaos ou le hasard qui décide, dit un autre, je suis impuissant devant un cadavre.

Peut-être au cœur même du questionnement, un des cinéastes raconte qu'arrivé sur les lieux d'un massacre il avait entrepris de le documenter méthodiquement, multipliant les cadrages pour « couvrir » l'événement comme on le fait pour un reportage télévisé. Et visionnant ses rushes peu après chez un ami qui avait encore de l'électricité, il en mesure l'horreur, et renonçant à apporter ses images à la télévision comme le lui conseille son ami, décide de les effacer, obscurité volontaire. Trente ans plus tard, elles le hantent encore. L'image de la guerre est toujours enregistrée dans la mémoire du filmeur.

Se souvenir d’une ville comme les ténèbres du livre de Joseph Conrad qui avait inspiré Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Affronter ses propres peurs, ses propres limites. Faire lace à l'inconnu absolu et à l'insoutenable.

Mais témoigner aussi de la résistance des habitants de Sarajevo qui se manifestait dans la volonté de ne pas être réduits à la simple survie, de maintenir des activités culturelles comme le cinéma ou des expositions en gardant parfois un sens de l'humour salvateur : filmer une fête dans le noir, affronter l'obscurité en manière de défi en expérimentant avec sa caméra.

Les réactions des réalisateurs deviennent parfois plus politiques. Revoyant son film qui accuse l'absence de réaction directe des pays européens devant la mort des civils : « Ils nous ont nourri à la petite cuillère pour nous empêcher de mourir de faim sans voir que le fascisme était en train de frapper à la porte. On en a la confirmation trente ans plus tard. »

La désillusion perdure et les remarques finales des réalisateurs mêlent espoir et doute :
« Un public qui découvre ces images peut sentir que la liberté dont il jouit actuellement n'est pas garantie. Quand la violence nous projette dans des conditions de vie extrêmes il faut se battre jusqu'à son dernier souffle. Nous avons survécu parce que nous y avons cru. »
« Il y a de l'optimisme dans tous ces films, même les plus sombres car je crois que le cinéma nous permet d'avancer dans la vie. »
«J 'ai mis mes images dans une chaîne YouTube que j'ai créée en espérant qu'elles me survivent pour que les gens comprennent ce qu'est vraiment la guerre. »
« Il y aura-t-il de nouveau la guerre ici ? J'espère que non. Mais la guerre perdure. La paix, celle qu'on voit au cinéma, n'existe pas.  »

Le destin de l'Europe s'est en partie joué en Bosnie-Herzégovine. Le refus des démocraties occidentales d'intervenir contre les nationalistes serbes qui assiégeaient Sarajevo était sans doute un signal que la vague nationaliste pouvait recouvrir toute l'Europe.

En revenant trente ans plus tard, alors que la guerre n'est plus une question rhétorique en Europe, Jean-Gabriel Périot maintient le souvenir de ce terrible avertissement. Il le fait en dressant un portrait rétrospectif émouvant et sensible de jeunes cinéastes confrontés au regard de leur âge mûr. Filmer la guerre est un engagement et une épreuve dont on ne sort pas tout à fait indemne.

 

Hervé Nisic
Images documentaires
Octobre 2023